À l’occasion des 20 ans d’“Expressions”, Alain Belmont publie “Chroniques vénissianes”, recueil de ses meilleurs textes parus depuis 2005 dans nos colonnes. Ce professeur d’histoire moderne à l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble qui nous fait plonger chaque mois avec délices dans le riche passé de notre ville, a aussi sa petite histoire…
Si l’on osait la comparaison avec un fameux et néanmoins fictif personnage historique gaulois -même s’il est loin d’avoir son embonpoint- on dirait qu’il est tombé dedans tout petit. Sa potion magique à lui, c’est l’histoire. Dès l’âge de trois ans, il demandait à ses parents d’aller visiter des châteaux. “Cela ne m’a jamais quitté, je ne sais pas d’où ça vient.”
Rien, en effet, ne prédestinait le petit Alain à dispenser des cours magistraux à l’université, à mener des chantiers de fouille archéologique et à donner des conférences très suivies jusqu’en Scandinavie. Ni à signer tous les mois la chronique historique du journal “Expressions”, une des pages les plus appréciées des lecteurs -nous autres journalistes le reconnaissons volontiers.
Pour tout dire, ses parents l’imaginaient plutôt plombier. Sans doute par déterminisme social. Papa Belmont était ouvrier horloger, maman travaillait aux usines Maréchal de Saint-Priest. Le garçon montrant quelques dispositions pour les études, ils lui ont suggéré de faire du droit. Mais de suivre son envie, non. D’ailleurs, à part lui, personne n’y croyait à cette histoire. Alain Belmont se souvient encore de la remarque cinglante lancée par le surveillant général du collège vénissian La Xavière, quand il avait formulé le vœu de devenir chercheur au CNRS : “Pourquoi tu te fiches de nous ? C’est un CAP que tu devrais faire !” Il faut dire que l’élève était nul en maths. Et dans les années soixante, c’était déjà une tare rédhibitoire aux yeux des pédagogues. “On a fusillé des générations d’enfants avec cette exigence incompréhensible”, s’indigne l’historien.
Déterminé, sûr de sa vocation, il passe avec succès toutes les étapes. Aboutissement en 2005 : il est élu professeur par ses pairs dans les universités de Montpellier et de Grenoble. Il obtient même l’“Habilitation à diriger des recherches”, le plus haut diplôme universitaire. Un parcours brillant, émaillé de carrefours déterminants. Pour commencer, il y a cette information que lui livre sa grand-mère dans l’auto, alors qu’ils s’apprêtent à passer sous le tunnel de Dullin, à hauteur du lac d’Aiguebelette : “Tu vois là-haut Alain, c’est le château de Montbel, il appartenait à notre famille il y a très longtemps.” Il croit à une plaisanterie, court vérifier dans les textes. “Et c’était vrai ! Les Belmont étaient bien une des plus grandes familles de Savoie au Moyen-Âge. Cela m’a donné le goût des archives, alors que j’hésitais encore à l’époque entre la recherche historique et l’archéologie.”
Puis c’est la rencontre avec Emmanuel Le Roy Ladurie, une sommité, disciple de Fernand Braudel, qui devient son directeur de thèse de doctorat. “Je suis monté à Paris. Contre toute attente, il a accepté de me recevoir puis de m’accompagner. Il m’a poussé jusqu’à mon élection en tant que professeur.” Pourtant -ce n’est pas le moindre des paradoxes- Alain Belmont n’a “jamais souhaité être enseignant”. Seules des contraintes économiques l’ont conduit, dans les années quatre-vingts, à endosser les habits de professeur dans un collège. Là encore, rencontre décisive… avec les élèves. “Je n’avais pas eu une minute de formation, ce sont eux qui m’ont appris à enseigner, qui m’ont donné le goût du professorat. J’aurais bien du mal aujourd’hui à ne faire que de la recherche, le rapport avec les étudiants est irremplaçable. Ce qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a fait pour moi, j’essaie de le faire à mon tour.”
“Vénissieux a un fonds d’archives inépuisable”
La vie peut également prendre une direction imprévue au détour d’un livre. Dans le cadre de recherches pour sa thèse sur “Les artisans des villages”, l’étudiant tombe sur un certain Jacques Second, bourgeois de l’Ancien régime. À première vue, rien que de très classique. “Mais en épluchant son livre de comptes, j’ai vu qu’il allait chercher les meules de son moulin en Chartreuse, assez loin de chez lui. Cela m’a paru étrange, j’ai cherché à comprendre et j’ai découvert que l’extraction de meules était une véritable industrie. Il y avait des carrières de 4 000 ha, les pierres étaient exportées jusqu’en Amérique du Nord. Quand j’ai commencé à m’y intéresser, on m’a pris pour un fou, même dans le milieu universitaire. Mais aujourd’hui ce sujet passionne le public lors des conférences que je donne en France et ailleurs en Europe. Il faut savoir que plus la meule était dure, meilleur était le blé, sans résidus minéraux. C’est la raison pour laquelle on pouvait parcourir de grandes distances pour aller chercher les bonnes pièces. La France produisait les plus dures au monde, d’où la qualité de notre pain. Cela a eu un effet déterminant sur la situation sanitaire car les problèmes dentaires, à l’origine de nombreuses maladies, ont très nettement décru.”
En sortant les meules de moulin de l’oubli, Alain Belmont a surtout replongé les mains dans la terre, renoué avec cette archéologie qu’il avait dû écarter un temps au profit de la recherche. En 2009, à la barbe de riches investisseurs suisses, il est parvenu à faire classer monument historique le Mont-Vouan, un site d’extraction de trois hectares situé en Haute-Savoie et exploité à une échelle industrielle depuis le Moyen-Âge. Grâce à une reconnaissance aérienne qu’il a menée lui-même aux commandes d’un petit avion de tourisme -notre professeur est aussi pilote amateur- il a repéré la présence de onze nouvelles meulières, autrement dit des carrières de meules. Les fouilles doivent commencer en juin.
Et Vénissieux dans tout ça ? En dehors du fait qu’une partie de ses racines y plonge, Alain Belmont entretient une relation particulière avec la commune. Une relation construite alors qu’il était étudiant. Pour sa thèse de doctorat, il a en effet consacré une année entière à fouiller le passé de notre ville. Une tâche colossale car les archives de Vénissieux, du fait des aléas de l’histoire, présentent la particularité d’être parmi les mieux préservées de l’ancien Dauphiné. “C’est un fonds d’archives inépuisable, une mine, on pourrait alimenter la chronique historique d’“Expressions” pendant plusieurs décennies.” Chiche !