C’était un bon début pour Sacha : démarrer son récit par les aventures paternelles. Après avoir quitté la Russie, son père transite avec sa femme allemande par la Yougoslavie, où naît Sacha en 1926, et rejoint la France la même année. La famille s’installe à Vaulx-en-Velin et le récit de Sacha, qui raconte cette vie ouvrière des années trente, prend les allures d’un film de Renoir ou de Duvivier. Puis arrive la guerre : Sacha s’engage dans la Résistance. En 1946, il décide de partir à Moscou pour retrouver sa grand-mère qui est restée là-bas. Sans papier, il se débrouille pour arriver dans la capitale soviétique et fait la connaissance de sa babouchka. Mais les autorités lui mettent la main dessus et Sacha est interné dans un camp. Il parle français, on le prend pour un collaborateur capturé sur le front russe. On refuse de le reconnaître pour ce qu’il est, un combattant anti-nazi, et on lui laisse un choix… réducteur : appartient-il à la division Charlemagne (qui regroupe des Français SS) ou à la LVF (Légion des volontaires français contre le bolchévisme) ?
Le jeune homme parvient malgré tout à regagner la France, son pays, qui continue à le considérer comme étranger. Il travaille chez Berliet, où il rencontre celui qui va devenir son grand ami, Georges Poizat. Les années passent mais, ne parvenant pas à obtenir ses papiers français, il décide en 1957 de partir en URSS.
Crimée… châtiment
“La guerre froide démarrait et la France expulsait vers la RDA les chefs de famille russes. Ils devaient y attendre les autorisations d’entrer en URSS pour faire ensuite venir leur famille. Le refus de la France de m’accorder la nationalité m’a choqué. J’avais déjà deux petites filles et, avant qu’il ne soit trop tard, comme je ne voulais pas risquer de perdre femme et enfants, j’ai préféré émigrer. Je suis parti dans un pays d’où l’on ne sortait pas. Personne ne s’en doutait, on avait tellement raconté de mensonges…
“La France m’a toujours manqué. Parler français me manquait, l’odeur des étables et des écuries, que je n’ai jamais sentie là-bas, me manquait. Ici, j’allais en vélo jusqu’à Bourgoin ou La-Tour-du-Pin, je sentais l’odeur de la campagne française. J’allais pêcher dans le Jura, où j’entendais les cloches des églises. En Russie, je ne les entendais pas. Une fois sur place, on prend l’habitude d’être surveillé. On ne faisait confiance à personne.”
Tout n’est pourtant pas négatif. “À l’époque soviétique, les mendiants n’existaient pas. Tout le monde vivait modestement mais personne n’était dans le besoin. Aujourd’hui, on trouve des mendiants dans les grandes villes. La culture, par exemple, était très bon marché : les livres, le cinéma… Ici, le cinéma coûte cher !”
Aujourd’hui, alors qu’il est installé à Vénissieux, Alexandre Mouromtsev considère qu’il a eu deux vies et ses amis de Crimée lui manquent tout autant. Ingénieur dans un bureau d’études, Sacha s’était en effet construit une nouvelle vie à Simferopol, capitale de la république autonome de Crimée, rattachée à l’Ukraine après la guerre. “J’ai appris le russe sur place. Avec mon métier, j’étais obligé de discuter souvent.”
Lorsque Gorbatchev arrive au pouvoir en 1985, il sent l’espoir renaître. Son rêve de repartir un jour en France semble pouvoir se réaliser. Il se concrétise en 1995. Alexandre et Éléonore obtiennent enfin leurs papiers français, grâce à des articles parus dans les journaux “Expressions” et “Le Progrès” et à un reportage de France 3. Le titre du livre d’Alexandre est tout trouvé : “60 ans pour réaliser un rêve”.
Alexandre Mouromtsev : “60 ans pour réaliser un rêve”, Édilivre, 19 euros.
www.edilivre.com