55,05% d’abstention. Un taux élevé? Certes. Mais vous serez sans doute surpris d’apprendre que c’est pourtant dans ce bureau, Ernest-Renan, que l’on a le plus voté au 1er tour des élections régionales. C’est le record de participation à Vénissieux. Il n’y a du reste qu’au Moulin-à-Vent, et dans une moindre mesure au Centre et à Parilly, ou encore au Monery et à Pasteur, que le vote résiste quelque peu. Ailleurs, c’est-à-dire dans les quartiers les plus en difficulté du plateau des Minguettes, la grève des urnes a été massivement suivie. Le niveau d’abstention dans le canton sud au 1er tour a atteint 73 %. Pas autant qu’aux élections européennes de 2009 (77 %), mais on relève quatre bureaux à plus de 80 % d’abstention. La “palme” revenant à Paul-Langevin : 83 % des électeurs ne se sont pas déplacés. Au premier tour, ils ne sont que 218 sur 1284 inscrits à avoir glissé un bulletin dans l’urne. Au second tour, le 21 mars, ils étaient 293. Un léger mieux que l’on retrouve à l’échelle de la commune, puisque le niveau global de participation a été de 38,1 % contre 32,3 % une semaine plus tôt.
À ces niveaux d’abstention, peut-on encore considérer que le système électoral conserve un minimum de légitimité ? Pour les Vénissians que nous avons rencontrés (lire ci-contre), la question est ailleurs. Elle est plutôt de savoir s’il est encore utile d’aller voter. Ceux-là ont choisi. On pourra objecter qu’il s’agissait d’une élection régionale, découplée de toute autre élection, et que les compétences des conseils régionaux restent largement méconnues. C’est vrai. Mais la montée de l’abstention ne date pas d’hier. Ces dernières années, hormis les régionales de 2004 où l’effet anti-Raffarin avait joué à fond, et la présidentielle de 2007 où le face-à-face Sarkozy-Royal avait suscité une mobilisation exceptionnelle, tous les scrutins ont montré une désaffection croissante des électeurs. Même les municipales, pourtant scrutin de proximité par excellence, n’y échappent pas. En 2008 à Vénissieux 51,7 % des inscrits ont fait défaut soit 1,5 % de plus qu’en 2001 et 4,67 % de plus qu’en 1995.
Choqué par cette “fracture civique et sociale”, André Gerin réélu maire à l’issue de ce scrutin de 2008, avait commandé dans la foulée une étude à l’institut TNS Sofres pour comprendre plus finement les mécanismes de cette inquiétante démobilisation. Comme le soulignait alors Brice Teinturier, le directeur général de l’institut, “l’abstention est une attitude toujours difficile à saisir, car il s’y mêle une multiplicité de trajectoires personnelles et de situations sociales qui rendent hasardeuses les interprétations.” TNS Sofres avait cependant identifié quatre grandes familles d’abstentionnistes : les “excédés”, les “détachés”, les “pluralistes” et enfin les “oubliés” qui représentaient à eux seuls près de la moitié des personnes interviewées. Si les motivations des deux premières familles ne constituaient pas vraiment des surprises (d’une part un rejet absolu de la politique, de l’autre un individualisme qui l’emporte sur toute autre considération), les deux suivantes obéissaient à des ressorts plus complexes. Pour les “pluralistes”, c’est le manque d’offre politique qui se révélait déterminant. Tandis que les “oubliés”, le groupe le plus représentatif, considéraient l’abstention
comme “une bouteille jetée à la mer”.
Un défi immense
Les questionnements sur l’abstention ne sont pas nouveaux : en 1999, toujours en lien avec la SOFRES, c’est une étude sur les représentations des électorats vis-à-vis de la politique que le maire de Vénissieux avait commandée. Elle montrait en substance que les électeurs restaient attachés au système politique mais qu’ils ne se retrouvaient plus du tout dans les partis et les gouvernants. Un magasinier de 37 ans y confiait notamment: “On ne sait plus qui est qui, la gauche fait une politique de droite et la droite ne sait plus qui elle est.”
Aujourd’hui, vu la hauteur record des niveaux d’abstention, on peut se demander si ce n’est pas le système lui-même que les Français remettent en cause, en particulier dans les classes sociales les
plus modestes. Dans les quartiers populaires, à tort ou à raison, le sentiment de ne plus appartenir à la société, d’en être exclu, de ne pas avoir d’existence politique, semble s’être installé. Michèle Picard, qui a succédé à André Gerin au poste de maire en juin 2009, ne s’y trompait pas le dimanche 21 mars, au moment de la proclamation des résultats du second tour des régionales : “Le défi est immense car il s’agit de redonner une dignité au peuple, déclarait-elle, de lui redonner l’envie de s’impliquer pour construire une autre société”. Et ce défi, elle estime que seuls les partis de gauche peuvent le relever : “Nous ne regagnerons du terrain et de la crédibilité auprès des classes populaires qu’en renouant avec nos propres valeurs, de Jaurès à Jules Guesde (…). Les Français n’attendent qu’une chose : que l’on retrouve notre fibre sociale, notre proximité avec le peuple et ses difficultés, ses attentes, ses espoirs.”
Témoignages
Sonia, 41 ans, rue Gabriel-Fauré : “On crie au secours et personne ne nous répond”
« J’aurais pu aller voter pour les élections régionales, mais je me suis abstenue. C’est une décision prise sciemment. Je sais que mon attitude est dangereuse. Un jour, peut-être, un Le Pen sera élu démocratiquement. Ce jour-là, je n’aurai plus que mes yeux pour pleurer. Mais je suis fatiguée par ces hommes et femmes politiques qui parlent des cités sans nous connaître. En m’abstenant, j’ai manifesté mon mécontentement.
On a tout essayé, la droite et la gauche. Rien n’a fonctionné. Moi je n’ai absolument plus confiance. Tous font des promesses mais aucun ne les tient. Regardez l’état de nos quartiers. Je reconnais avoir eu quelques espoirs lorsque Fadela Amara, secrétaire d’État à la ville, a présenté son plan Espoir banlieues. Je le trouvais intéressant. D’autant que Fadela, elle, connaît les cités. Là encore j’ai été déçue. Sur le terrain, le chômage est toujours aussi important, il n’y a pas de travail pour les jeunes. On vit dans la misère comme des habitants de seconde zone. Nous, on crie au secours et personne ne nous répond. Personne.”
Bruno, 22 ans, boulevard Lénine : “Les promesses n’ont jamais été tenues”
« À la maison, mes parents ont toujours voté. Papa à gauche, maman plutôt à droite. D’où des débats intéressants depuis que je suis en âge de comprendre les enjeux de la politique. Je me souviens les avoir accompagnés quand ils allaient voter. On avait l’impression que grâce à ce bulletin leur vie allait changer. Malheureusement, depuis qu’ils votent, rien n’a changé.
À la fin du collège, mes parents m’ont inscrit au lycée Ampère, dans le centre de Lyon. J’avais à peine 15 ans et là j’ai pris une claque. J’ai compris qu’il y avait deux mondes. Le mien, aux Minguettes, où je me trouvais très bien, et un autre où j’ai dû faire ma place. C’est là que je me suis rendu compte que le bulletin de vote que mes parents mettaient dans l’urne depuis des années n’avait strictement servi à rien.
Parce que la situation aux Minguettes n’a pas évolué, parce que les injustices sont grandissantes, et que toutes les promesses faites n’ont jamais été tenues. Les hommes et les femmes politiques
n’ont jamais rien fait pour aider mes parents. Moi j’ai la chance de faire des études, mais que sont devenus les amis que j’avais à Michelet? Quelques-uns travaillent, beaucoup sont au chômage… C’est pour ça que, pour l’instant, je ne vote pas.”
Djamel, 40 ans, Charréard : “Un jour, plus personne n’ira voter”
« Habituellement, je vote. Pouvoir s’exprimer est une chance. Cette fois-ci, pour les régionales, mon acte a été mûrement réfléchi. Je pensais éventuellement mettre un bulletin blanc dans l’urne, j’ai préféré m’abstenir. Le ras-le-bol m’a rattrapé et je me suis dit : à quoi ça sert, de s’adresser à un mur ?
Je travaille à Veninov depuis quelques années. Joindre les deux bouts devient compliqué. Déjà, quand on est passé à l’euro, mon pouvoir d’achat a pris un sacré coup. Pour vous donner une idée, et c’est du concret, j’ai l’habitude d’acheter un paquet de biscuits qui coûtait 1,30 franc. Aujourd’hui, pour le même paquet, il faut débourser 1,90 euro ! Vous vous rendez compte de la hausse, en quelques années.
Autre constat, je n’ai jamais vu dans mon entourage autant de personnes abuser du crédit. Et être obligées de s’endetter. L’arrivée de Sarko n’a pas arrangé les choses, bien au contraire. J’aimerais bien savoir comment les hommes politiques s’y prendraient pour faire vivre une famille avec trois enfants et 1 200 euros de salaire mensuel. Qu’ils essaient. J’ai souvent constaté qu’ils étaient même, pour la plupart, incapables d’indiquer le prix de produits de consommation de base ou même d’un ticket de bus. Comment voulez-vous que les gens leur accordent du crédit ?
Mon acte d’abstentionniste est un avertissement, presque un cri d’alarme. À ce rythme, un jour, plus personne n’ira voter. Mais quand même, je suis conscient que cela peut profiter à des partis extrêmes et je ne suis pas sûr de refaire cela aux municipales ou à la présidentielle.”
Medhi, 22 ans, la Darnaise : “Je ne me reconnais pas dans ce monde politique”
Le 21 mars ? Le matin, Medhi dormait. L’après-midi, il est allé “taper un foot avec quelques potes”. Est-ce que l’idée d’aller voter pour le second tour des élections régionales lui a traversé l’esprit ? “Pas une seconde, répond-il. Droite ou gauche, ça ne change rien. Et même lorsqu’ils changent une loi pour aider les moins riches, le gouvernement suivant se dépêche de faire passer une nouvelle loi qui annule la précédente. Quand on voit ça, ça ne donne pas envie de se déplacer un dimanche.”
“Je suis allé voter pour la présidentielle parce qu’à l’époque, on ne parlait que de ça, il fallait faire un barrage à Sarkozy, les quartiers devaient se mobiliser, etc. On voit le résultat ! Je ne me reconnais pas dans ce monde politique. Il n’y a que des vieux, tous blancs, en costard. Quand je regarde autour de moi, là où je vis, là ou je me promène, je vois plus de beurs et de blacks. Alors oui, ils doivent en mettre un ou deux sur leurs listes, pour jouer sur la diversité. Mais le jour où un grand parti mettra un rebeu en tête de liste, même pour les régionales ou les municipales, je l’attends toujours !”
Xavier, 28 ans, Centre : “Le Conseil régional? Je ne connais pas ses compétences”
« J’avais tout à fait le temps d’aller voter. Mais les élections régionales, pour moi, cela ne veut rien dire. Je suis incapable de citer une des compétences de ces élus !” Xavier, 28 ans, commercial, s’est donc abstenu pour les deux tours. Rejet du monde politique ? “Non, pas vraiment, affirme-t-il. J’ai même quelques convictions. Si je devais me définir politiquement, je me dirais socialiste. J’ai voté lors de la dernière présidentielle et même aux législatives suivantes. Mais j’ai du mal à m’intéresser à ces élections locales. On vote pour des gens dont on a très peu entendu parler.”
S’il se définit comme socialiste, pourquoi n’est-il pas allé voter, par principe, pour la liste conduite par le candidat PS? “Le vote de parti, ça n’existe plus. Je vote d’abord pour une personnalité. Je crois que j’ai besoin d’entendre le candidat, de me dire “Ah oui, là je suis d’accord”. Sauf que le peu de fois où je me suis intéressé aux propositions des candidats, j’ai eu l’impression d’entendre la même chose : on veut plus d’emplois, plus de bonheur, moins de malheur. Pas assez d’éléments concrets pour faire un choix.”